Par Thomas Golsenne

Préambule

Ce texte est une correction du sujet d'agrégation externe d'arts plastiques pour l'épreuve d'histoire de l'art. Il ne se présente cependant pas comme une dissertation et ne prétend pas non plus à un statut officiel. Par ailleurs, il reprend beaucoup d'idées et d'exemples tirés d'ouvrages ou d'auteurs de référence, sans prétendre à beaucoup de nouveauté. Il peut cependant être utile aux candidats admissibles ou pas, et à tous ceux qui s'intéressent à ce sujet.

  • D'Alberti à Baudelaire, naissance et décadence de la peinture d'histoire

Alberti et l'historia

Alberti dit que le plus grand problème pour un peintre, ce n'est pas de peindre un colosse, mais une histoire (historia). Il dit aussi, au moment où il décrit la construction d'un espace en perspective : « D'abord j'inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu'il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l'histoire représentée pourra être considérée »(1). On voit souvent cette phrase déformée en « fenêtre ouverte sur le monde », sous l'influence d'une vision XIXe siècle de la Renaissance qui voit dans ce moment historique celui de « la découverte de l'homme et du monde » (Jacob Burckhardt). Il est très important au contraire qu'Alberti ne parle pas du monde mais de l'histoire. Mais qu'est-ce que l'histoire pour Alberti ? Ce n'est pas le récit des événements humains tels que la discipline universitaire les décrit (l'Histoire). L'histoire pour Alberti signifie d'abord simplement récit, narration. Mais celui-ci en fait tellement l'enjeu de la peinture qu'il en vient parfois à confondre la peinture et l'historia (comme quand il écrit que le peintre pourra placer tel personnage dans « un coin de l'historia »). C'est dire que l'histoire, pour Alberti, est intrinsèquement liée à la technique de représentation qu'il décrit et théorise, la perspective.

Le temps et l'espace sont donc associés par la théorie albertienne de l'histoire. Ce rapport, on va voir comment il fonctionne dans la peinture de la Renaissance et après. Mais avant il faut savoir à quoi il s'oppose. Il ne faudrait pas croire qu'Alberti invente la peinture narrative. Dans l'Antiquité, au Moyen Âge, les peintres ont très souvent cherché à représenter des récits. Alberti lui-même ne prend quasiment que des exemples antiques, tirés la plupart de Pline l'Ancien. Dans un passage sur l'expression des émotions par les gestes (des mouvements de l'âme par les mouvements du corps), Alberti écrit :

Pompei, Le sacrifice d'Iphigénie, Naples, Musée archéologique

« On fait l'éloge de Timanthe de Chypre pour ce tableau par lequel il l'emporta sur Colothès : alors qu'il avait fait, dans le sacrifice d'Iphigénie, Chalcas triste et Ulysse encore plus triste, et qu'il avait étalé tout son art et son talent dans l'affliction de Ménélas, ayant épuisé les affects et ne trouvant aucune façon de rendre dignement le visage d'un père plongé dans la plus grande tristesse, il lui couvrit la tête d'un morceau d'étoffe, laissant ainsi à chacun plus de matière à méditer cette douleur en son âme que de matière à distinguer par la vue. »(2)

Alberti cite seulement un exemple non antique, celui de Giotto, dans une mosaïque (perdue) représentant Jésus marchant sur l'eau à Rome :

Giotto, La Navicella, New York, Metropolitan Museum

« On fait encore l'éloge de ce navire, peint à Rome, à bord duquel notre peintre toscan Giotto a représenté les onze disciples frappés de crainte et de saisissement parce qu'ils voyaient leur compagnon se promener sur les eaux, chacun portant sur son visage et son corps tout entier la marque du trouble de son âme, de manière à faire apparaître en chacun chaque mouvement d'affect. »(3)

Flashback : l'ars memoriae des images médiévales

Mais cette association d'un exemple antique et d'un exemple médiéval est trompeuse. Car l'image médiévale n'obéit pas du tout à une logique temporelle de l'histoire ni à une logique spatiale de la perspective. Elle obéit à une autre logique : celle de la mémoire et celle du lieu. C'est Daniel Arasse qui a établi la théorie selon laquelle Alberti et la théorie humaniste de la peinture font entrer la narration d'un problème de mémoire à un problème d'histoire(4). Il s'appuie pour cela sur le livre d'une chercheuse anglaise, Frances Yates, L'art de la mémoire, qui décrit l'histoire d'une méthode mnémotechnique qui existe depuis l'Antiquité et qui a eu une influence sur les formes visuelles(5).

Les récits picturaux, au Moyen Âge, sont pour la plupart tirés des Ecritures saintes. Pour les spectateurs, ce ne sont pas de simples histoires, de simples fictions, à l'instar des mythologies antiques ou des fables chevaleresques. Ce ne sont pas non plus des récits relevant de l'Histoire dans le sens moderne – succession des faits et des événements humains. Ce sont des souvenirs. Je ne veux pas dire par là qu'un spectateur du XIVe siècle a vécu et se souvient d'un événement qui s'est produit quatorze siècles avant (la vie du Christ par exemple). Mais que ces récits, il doit se les rappeler, il doit les avoir en mémoire le mieux et le plus souvent possible. Car ce sont des récits édifiants, des exemples : la vie et la mort du christ et des martyrs, des saints comme saint François, ce sont des exemples à méditer, à suivre.

Giovanni del Biondo, Retable de st Jean-Baptiste, Florence, coll. Contini Bonacossi

On peut faire une comparaison profane : prenez un artiste que vous adorez, un  musicien, un plasticien, un écrivain. Non seulement vous aimez ce qu'il fait, mais vous apprenez par cœur les paroles de ses chansons, les titres de ses œuvres, les péripéties qui arrivent à ses personnages. La mémoire est un rapport affectif à l'histoire. C'est une distinction classique en histoire contemporaine : les historiens interrogent les témoins d'un événement historique : ils travaillent sur la mémoire (par exemple les survivants de la Shoah). Ce sont des témoignages vivants, subjectifs, qui peuvent déformer la réalité des faits en fonction d'une expérience sensible. En revanche, s'ils travaillent sur des archives administratives (par exemple les horaires de train qui partaient pour Auschwitz, les registres de police etc.), là ils font de l'histoire : leurs documents sont objectifs. Dans le cas d'un homme du Moyen Âge, cette distinction ne fonctionne pas car pour lui, le souvenir de ce qu'il a vécu et la mémoire des événements bibliques ont tendance à se superposer ; il doit calquer sa vie sur celle de son saint patron, ou sur celle du Christ.

Aussi est-il faux de dire, comme on l'entend souvent, que les images médiévales sont la Bible des illettrés, car le problème n'est pas d'apprendre quelque chose par l'image à ceux qui ne savent pas lire. Le problème est de leur faire ressouvenir d'événements sacrés qu'ils ne doivent jamais oublier. De ce point de vue, le rapport entre l'image et le texte est complètement inversé par rapport à celui suggéré dans l'expression « Bible des illettrés » : du point de vue de la mémoire, l'image est plus efficace que le texte(6). Tous les traités médiévaux le disent : la mémoire médiévale est avant tout une mémoire visuelle. Sans doute y a-t-il, à l'origine de cette physiologie, l'idée platonicienne que l'écriture affaiblit la mémoire.

Mais il y a plus. La mémoire visuelle n'est pas qu'une caractéristique physiologique de l'homme médiéval : c'est aussi une technique, un art. Cet art de la mémoire remonte à l'Antiquité et aux traités de rhétorique. Les auteurs racontent que le philosophe Simonide (celui qui a dit : « la peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante » assistait un jour à un banquet. Au cours de la soirée il sort de la salle un moment et se déclare un incendie dont il est le seul survivant. Il put alors se rappeler de tous les convives parce qu'il avait mémorisé visuellement non seulement leur visage, mais la place qu'ils occupaient. L'art de la mémoire se base donc sur la technique des lieux. Il faut associer chaque image à son lieu, et chaque image peut être associée à un mot, une idée. Cicéron, qui écrit des traités de rhétorique où il décrit l'art de la mémoire et cite l'exemple de Simonide, explique dans De l'orateur : « l'ordre des lieux conserve l'ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu'on y trace ».

Yates cite des mémorisateurs célèbres : Sénèque le Rhéteur, capable de retenir deux mille mots dans l'ordre donné, ou encore un ami d'Augustin d'Hippone, capable de réciter l'Eneide à l'envers. Cette technique est toujours appliquée. J'ai vu une fois un acteur à la télévision dans une émission. Il expliquait qu'il pouvait retenir une suite de cinquante mots sans problème ; comment ? En associant chaque mot à un chiffre, puis chaque chiffre à une image. Ainsi, si le mot n° 2 est « Piero della Francesca » et s'il associe le n° 2 à un gibet, il lui suffit de s'imaginer Piero della Francesca  pendu au gibet pour qu'il s'en rappelle…

Que se passe-t-il au Moyen Âge ? Du point de vue de l'art de la mémoire antique, ce n'est pas une rupture, mais une continuité dans la transformation. L'art de la mémoire est christianisé : il n'est plus maîtrisé par l'orateur mais par le prédicateur. L'art de la mémoire passe de la rhétorique à l'éthique. Cicéron décrivait la mémoire comme une partie de la vertu de la Prudence (avec l'intelligence et la prévoyance). Le Moyen Âge se sert de la mémoire artificielle pour retenir les vertus, la Bible, l'Enfer et le Paradis. Elle est surtout remise à l'honneur à l'époque scolastique : Albert le Grand (†1274), Thomas dAquin (†1270), les dominicains, grands théologiens ou prédicateurs. Si la scolastique est la discipline qui cherche à concilier raison et foi (parvenir par des moyens rationnels à la perfection spirituelle), le recours à la mémoire artificielle peut se justifier, pour se rappeler du Bien, du Mal. Ainsi, se rappeler du Paradis, c'est déjà essayer d'y parvenir. Concrètement, les prédicateurs utilisent l'art de la mémoire pour se rappeler des passages bibliques, de l'ordre de leur sermon, des exemples etc. Ils imaginent une cathédrale qu'ils connaissent bien, la divisent selon les chapelles et les autels et y placent chacun de leurs arguments dans l'ordre où ils ont écrit leur discours. Ainsi, parcourir mentalement le lieu permet de se rappeler les phrases et leur enchaînement. L'important, pour que cela marche, est la familiarité qu'on a avec les lieux et les images : plus on s'en rappelle facilement, plus ce qu'on met dedans reviendra vite à la mémoire.

Giotto, L'Enfer, Padoue, Chapelle Scrovegni

Selon Frances Yates, cette technique explique beaucoup la structure des textes scolastiques, basés sur des discussions orales (les disputationes), très compartimentés ; mais elle explique aussi la tendance générale au compartimentage dans d'autres formes d'expression, comme la poésie ou la peinture. L'enfer, dans la Divine Comédie de Dante, avec son découpage en cercles et en bulges, et le système du contrapasso (correspondance vice/punition), serait bâti selon l'art mnémonique : on peut facilement se rappeler de la peine des schismatiques (1e diable les coupe en deux) pour éviter ce péché.

La division des Vices et des Vertus, des arts, des mois, des signes zodiacaux en séries, les structures hiérarchiques arborescentes, les correspondances entre entités conceptuelles et personnages humains, tout cela montre l'influence, au XIIIe-XIVe, de l'art de la mémoire.

Andrea di Bonaiuto, Triomphe de st Thomas d'Aquin ou Allégorie des sciences , Florence, S. Maria Novella, Chapelle des Espagnols
Duccio, Maestà, détail : l'Annonciation, Sienne Pinacoteca Nazionale

Même la façon dont sont composés les polyptyques, comme des assemblages de petitspanneaux dans lesquels viennent se loger une figure, selon un ordre imposé par la hiérarchie céleste et la hiérarchie ecclésiastique locale (les figures les plus vénérées au centre, les scènes narratives dans les niveaux secondaires), montrent un fonctionnement mnémonique associant une image à un lieu. Idem pour la composition de chaque panneau narratif, où les personnages sont en interaction les uns avec les autres (narration), mais où chacun est enfermé dans son lieu.

De la memoria à l'historia au Quattrocento : indices plastiques

Que se passe-t-il avec Alberti, la peinture d'histoire, la perspective ? L'histoire sera toujours le récit de ce qui est signe de rester dans la mémoire, mais les moyens d'y parvenir diffèrent. On ne cherche plus à associer des images et des lieux, mais à émouvoir, littéralement à mettre en mouvement l'âme de l'auditeur. D'où une valorisation du mouvement. Du coup le système statique une image – un lieu ne fonctionne plus. Ce qui va fonctionner, c'est le passage d'un lieu à un autre, le geste, la mise en mouvement du corps. L'éloquence de l'histoire est manifestée par une éloquence des gestes et des corps. L'espace en perspective le permet dans la peinture : il donne une scène que différents personnages partagent, selon des relations qui ne tiennent plus à la hiérarchie, mais à la convenance de chacun vis-à-vis de l'histoire racontée. On voit deux tendances : l'unification de l'espace (passage du polyptyque à la pala) et la « rhétoricisation » des gestes :

Paolo Uccello, La Bataille de San Romano, Paris, Louvre

Grand expérimentateur de la perspective, Uccello en fait un usage assez libre mais néanmoins pensé. Dans ses trois tableaux de la Bataille San Romano, il mêle deux conventions spatiales, la perspective linéaire (au premier plan) et la vue aérienne (au second) qui ont pour effet conjoint de supprimer toute vue du ciel. Le combat des hommes se déroule ainsi entièrement dans un espace terrestre ; autant dire que son issue ne doit rien au Ciel, à la Providence, c'est-à-dire à un Temps conçu par Dieu, mais tout au courage des hommes. Cependant le triptyque trahit sa date de conception, vers 1450, du fait de l'hésitation où il se tient encore entre la logique du lieu et la logique de l'expression. Les historiens de l'art ont en effet beaucoup de mal à s'accorder sur l'identification des épisodes représentés et sur leur disposition dans l'espace où les tableaux étaient accrochés (probablement dans le Palais Médicis de Côme l'Ancien nouvellement construit). Je résumerai ces hypothèses à trois possibilités :

1. ordre chronologique : la victoire des Florentins. Londres (1er affrontement avec Nicolo da Tolentino pour les Florentins, à gauche) – Louvre (renforts de Michelotto) – Offices (défaite de Bernardino della Carda désarçonné (ordre chronologique).

2. ordre visuel : Londres – Offices – Louvre (mouvement convergent vers le centre : victoire).

3. ordre structural : Louvre – Londres – Offices : dévoilement progressif de l'histoire.

Piero della Francesca, autre maître de la perspective, a la carrière exemplaire d'un peintre qui a contribué progressivement à l'unification de l'espace pictural, au passage du polyptyque à la pala.

Dans la génération suivante, quand la perspective est devenue une technique commune, certains peintres construisent l'historia dans un espace unifié mais où un même personnage apparaît plusieurs fois, comme autant d'épisodes dans la narration (ainsi Moïse chez Signorelli ou Thésée chez Piero di Cosimo).

Luca Signorelli, Testament et mort de Moïse, Rome, Vatican, Chapelle Sixtine
Léonard de Vinci, Cène, Milan, S. Maria delle Grazie

La répétition du même personnage dans un seul espace est, à nos yeux habitués à la peinture classique (unité de temps et d'action), une infraction, une erreur, un archaïsme. En fait il ne s'agit pas d'un archaïsme, mais d'une phase de transition : les peintres passent à l'espace unifié de la perspective, mais ils gardent le principe de compartimentage qui dominait dans l'ancien système mnémonique.

Les efforts produits par les peintres pour donner du mouvement à leurs personnages et les décrocher de leur lieu modifient profondément les conventions picturales chez les Pollaiolo, puis surtout chez Léonard, les personnages sont plus agités et plus expressifs qu'avant. La Cèneest exemplaire de cette transformation : si la composition en frise et l'architecture avec ses niches régulièrement espacées gardent quelque chose de l'ancien compartimentage mnémonique, l'« onde de choc » qui agite les apôtres en partant de la figure de Jésus montre bien l'écart que produit le peintre avec ce système.

L'Ecole d'Athènes ou l'Incendie du Bourg de Raphaël sont importantes parce que ces fresques expriment toutes les possibilités offertes par la perspective, l'espace unifié, et la rhétorique du mouvement. On voit en quelques années (de 1510 à 1514) comment d'une part, Raphaël abandonne le compartimentage des cycles des Hommes illustres, mais dans une composition assez statique ; et comment d'autre part, il intériorise le mouvement, relégué sur les bords dans l'Ecole d'Athènes et réduità deux personnages qui courent, l'un rentrant dans, l'autre sortant de l'espace visible, puis devenant central dans l'Incendie du Bourg.

La modernité baudelairienne : un mode de temporalité fugitif

Gerard Richter, Morte (de la série 18 octobre 1977), New York, MoMA
Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans, paris, musée d'Orsay.

Le passage de la mémoire à l'histoire, en peinture, se manifeste donc comme un passage du statisme au dynamisme, du compartimentage à la perspective. Assiste-t-on à un passage semblable avec la modernité, au XIXe siècle, c'est-à-dire le moment où s'effondre l'espace perspectif ? S'en est-il fini, comme on l'entend souvent, de la peinture d'histoire ? Non bien sûr : il suffit de penser au Tres de Mayo de Goya, à L'Enterrement à Ornans de Courbet et à Guernica de Picasso, au cycle du 18 octobre 1977 de Gerhard Richter. La modernité n'a pas signifié l'abandon de l'espace unifié, ni celui de la narration, mais un autre rapport à la temporalité. Rappelons la définition que Baudelaire donne de la modernité dans Le peintre de la vie moderne : « La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. »

Baudelaire énonce ici deux modes de temporalité : le transitoire et l'éternel, dont il fait les deux composantes de l'art. Il ajoute peu après que chaque époque, chaque peintre ancien a son côté moderne : un portrait du XVIe siècle est habillé à la mode de son temps, il est donc moderne. Mais est-ce le cas également dans la peinture d'histoire ? Chaque peintre est évidemment de son temps, le style de Raphaël appartient au XVIe siècle, celui de Poussin au XVIIe siècle, celui de Delacroix au XIXe etc. Mais là n'est pas la question. La question est de savoir quel rapport à la temporalité les peintres choisissent pour représenter les récits. Comme Poussin qui a établi une théorie des « modes » de peinture imités des « modes » en musique, on pourrait parler de « modes de temporalité » adoptés par les peintres, dont l'éternel fait partie, comme le fugitif, le moderne. La modernité apparaîtrait alors comme un choix de représentation de l'histoire plutôt que comme un style, un esprit du temps inconscient, une mode.

  • Trois modes de temporalité au XVIIe siècle

Est-ce à dire que toute la peinture d'histoire non moderne serait à mettre du côté d'un mode éternel de temporalité ? Il faut examiner plus en détail des cas historiques pour répondre. Il semble bien en effet difficile d'établir une ligne de frontière historique nette entre le moderne et son opposé dans l'histoire de la peinture d'histoire, du XVe au XIXe siècle. On peut observer plutôt une tendance progressive à valoriser, de plus en plus, l'instant, le présent, le passager, au détriment du passé et de ce qui dure sans changer. Je prendrai quelques œuvres phares comme marqueurs exemplaires des étapes de cette progression.

La diachronie : Poussin

Les peintres d'histoire de la Renaissance et ceux qui s'en réclament, au XVIIe siècle (qu'on appelle les « classiques ») ont d'abord tendance à concevoir leur narration dans un temps étendu, extensif. Pour le dire autrement, le récit se déploie chez eux par agrégation et juxtaposition d'épisodes. Le passé, le présent et le futur sont réunis simultanément sur la surface du tableau, et le parcours spatial de l'œil du spectateur devient un parcours diachronique dans l'histoire représentée.

Nicolas Poussin, L'Enlèvement des Sabines, Paris, Musée du Louvre

Poussin, le chef de file de l'école française classique, est très représentatif de cette tendance. L'Enlèvement des Sabines, dans sa version de 1637-38 (Louvre) ne fait pas que représenter le moment dramatique où Romulus donne l'ordre à ses soldats d'enlever les Sabines, pour que les Romains puissent trouver des épouses et Rome croître et prospérer. Il donne un sens à l'épisode en en montrant les étapes. A droite du tableau, les soldats romains commencent à mettre la main sur les Sabines ; à gauche, ils reviennent avec leurs proies, vers Romulus. Entre les deux, un soldat soulève une Sabine en la ceinturant, sans encore retourner dans son cas. Il représente le moment intermédiaire de la capture. Ce n'est pas par hasard qu'il est peint exactement au centre du tableau, devant une arche qui couvre le point de fuite. Car l'architecture donne également un sens narratif à la peinture : à gauche, derrière Romulus, un grand temple austère, celui de Jupiter, symbolise l'autorité et la tradition ; à droite, des bâtiments profanes, dont un en construction, symbolisent le peuple et l'avenir. Dans l'un d'eux, des personnages regardent de loin la scène : figures symétriques du spectateur, ils lui assignent sa position idéale : avec leur regard lointain et en surplomb, ils comprennent le sens des événements : la violence initiale est l'origine et la condition de survie de la grande civilisation romaine. Ce qui donne intelligibilité à la peinture d'histoire, c'est un mode de temporalité qui fractionne le récit en épisodes successifs et coordonnés par des relations de cause à effet.

Nicolas Poussin, Les Israélites recevant la Manne dans le désert, Paris, Musée du Louvre

Que l'influence de la littérature, d'un art du temps linéaire, soit sensible dans ce mode de temporalité est évident si l'on pense à une lettre où Poussin parle à son ami et client Chantelou d'un autre tableau, Les Israélites recueillant la Manne dans le désert, peint à peu près à la même époque. Il écrit en effet : « Lisez l'histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée ». En somme, un tableau doit se lire comme un texte. Ce qui implique également qu'il doit avoir pour référence un texte pour être reçu comme une peinture d'histoire « appropriée », c'est-à-dire une autorité littéraire qui lui donne ses lettres de noblesse artistique et sa justification éthique. C'est là ce qui différencie la peinture d'histoire de la scène de genre : cette dernière n'est indexée sur aucun texte, sur aucune tradition littéraire. Représentation du simple présent, elle en est de facto dévalorisée.

La synchronie : Rubens

Pierre Paul Rubens, L'Entrée de Marie de Médicis à Marseille, Paris, Musée du Louvre

Aussi, quand les peintres avaient à représenter de l'histoire récente, avec de grands personnages, ils ne pouvaient pas se contenter d'un mode de représentation qui aurait assimilé leur œuvre à une scène de genre. Ils avaient besoin en outre d'un expédient supplémentaire à la peinture d'histoire ancienne, qui était dignifiée par son ancienneté et ses références littéraires. Ils avaient donc besoin d'adopter un autre mode de temporalité qui exprimerait et l'actualité de l'histoire et sa dignité : je l'appellerai le mode synchronique. J'entends par là le rapprochement, la superposition de deux moments historiques éloignés, généralement l'un présent et l'autre passé, souvent mythologique. Des personnalités réelles et contemporaines vêtues de costumes grecs ou romains, comme dans les tragédies de Racine, ou qui côtoient des héros et des dieux antiques. Le décor de Rubens pour le château des Tuileries à la gloire de Marie de Médicis emploie souvent ce procédé. L'Entrée de Marie de Médicis à Marseille, moment important dans l'histoire de la future reine (puisqu'il signe son arrivée en France et son avenir royal) en est un bon exemple : car la princesse n'est pas accueillie seulement par des émissaires du roi, mais par la France en personne, casquée et revêtue d'un manteau à fleurs de lys, tandis qu'une Renommée sonne ses trompettes dans le ciel et que naïades et dieux marins s'ébattent joyeusement dans l'eau. Contrairement à ce qui se produit chez Poussin, le sens de la peinture n'est pas donné par la juxtaposition de différents moments d'une histoire (présent, passé et futur), même si le tableau fait partie d'un cycle narratif comportant plus d'une trentaine de toiles ordonnées de façon linéaire. Ici, le sens est produit par le rapprochement synchronique du mythe et de la réalité présente (Marie de Médicis est la digne héritière, en sagesse et en autorité, d'Athéna).

L'anachronie : Caravage

Caravage, La Vocation de st Matthieu, Rome, Saint-Louis-des-Français, Chapelle Contarelli

Il ne faut pas trop appeler « baroque » ce mode de temporalité synchronique privilégié par Rubens et « classique » celui qu'affectionne Poussin, même si la fulgurance du rapprochement temporel semble mieux convenir au style dynamique du Flamand, et l'analyse chronologique au style intellectuel du Français. Car on pourrait trouver des contre-exemples dans les deux cas (les Batailles de Louis XIV dans la Galerie des glaces de Versailles par Le Brun, entre autres). Il faut surtout questionner l'affinité du mode de temporalité choisi dans le cas étudié par Rubens avec celui qu'affectionne souvent Caravage, dont le style est très éloigné, et néanmoins qualifié parfois de baroque. Il est connu que Caravage utilisait des modèles vivants pour représenter des personnages mythologiques (Bacchus) ou religieux (Madeleine, la Vierge). Mieux : il leur gardait leurs habits contemporains. Le mode de temporalité choisi par Caravage rapproche donc aussi deux moments chronologiques éloignés ; mais on le qualifiera d'anachronique, plutôt que de synchronique. Le saint Matthieu appelé par le Christ ou la prison de Jean-Baptiste sont tirés du monde du XVIIe siècle. L'anachronisme de Caravage est donc inverse du synchronisme de Rubens. Quand ce dernier revêt en costumes antiques des contemporains, le premier habille en vêtements contemporains des personnages anciens.

Masolino, Guérison de l'estropié et Résurrection de Tabitha, Florence, Santa Maria del Carmine, Chapelle Brancacci

On a tôt fait de voir en Caravage un précurseur de la modernité, du réalisme de Courbet par exemple. En fait, son attitude quant à la temporalité est plus proche de celle des peintres du XIVe siècle ou de la Renaissance nordique, qui faisaient se dérouler les épisodes de l'Histoire sainte dans la Florence de 1420, dans la Bruges de 1450 ou dans la Nuremberg de 1525. Autrement dit, c'est moins l'histoire que Caravage interroge que la mémoire. C'est une autre explication que celle du « réalisme » à la célèbre phrase attribuée à Poussin par Félibien : « Caravage est venu détruire la peinture ». C'est que Caravage ne s'inscrivait pas dans la norme de la peinture d'histoire, ne respectant ni le mode de temporalité diachronique de Poussin, ni celui, synchronique, de Rubens. Et bien que la peinture de Caravage ait des liens avec celle qui précède l'humanisme de la peinture d'histoire, elle rend possible également le développement futur de la peinture moderne. Il faut s'expliquer.

La peinture d'histoire, celle de Poussin comme celle de Rubens, et quel que soit le mode de temporalité choisi pour représenter le récit, suppose un parallèle avec la littérature, parce qu'elle a pour but premier de valoriser son sujet, ses personnages, et que la littérature est capable de conférer à la peinture la dignité qui lui manque. Tout se passe comme si Caravage cherchait au contraire à dégrader les sujets littéraires par l'anachronisme de sa peinture. En fait, Caravage permet pour la première fois de penser une peinture dont la dignité ne devrait rien à la littérature : une peinture qui substitue à la noblesse poétique de ses sources l'efficacité de son impact visuel. Caravage est l'un des premiers à élever la peinture de genre à la dignité de la peinture d'histoire.

  • La révolution de l'instant fécond au XVIIIe siècle

La position de Lessing

Il faut attendre le siècle suivant, notamment les Réflexions critiques sur la poésie et la peinturede l'abbé Du Bos (1719), les Salons de Diderot et surtout le Laocoon de Lessing en 1766 pour lire une formulation théorique de cette idée formulée en peinture. Ce dernier formule très nettement l'idée que la peinture ne doit plus être soumise, ni même comparée à la poésie, car la première est un art de l'espace et la seconde un art du temps. Chaque art doit s'exprimer selon ses ressources propres. Comment, dès lors, représenter une histoire (un récit temporel) par un art de l'espace ? Lessing, après Du Bos et Diderot, répond par la théorie de « l'instant fécond » : ces traits successifs que brosse la représentation poétique, en peinture « notre imagination doit pouvoir les parcourir tous avec la même rapidité pour se représenter, par leur moyen, d'un seul coup, ce que, dans la nature, on voit d'un seul coup ». Mais cet instant fécond n'est pas, pour Lessing, celui qui est le plus dramatique, le plus pathétique. De son point de vue, Caravage commet une grave erreur esthétique avec sa Judith :

Caravage, Judith et Holopherne, Rome, Galleria d'arte antica

« Je crois que nos considérations résultent de la nature de l'instant unique auquel les conditions matérielles de l'art limitent toutes ses imitations.

Si l'artiste ne peut jamais saisir qu'un seul instant de la nature toujours changeante ; si, en outre, le peintre ne peut utiliser qu'un unique point de vue pour saisir cet unique instant ; si, d'autre part, ses œuvres sont faites pour être non seulement vues, mais contemplées longuement et souvent, il est alors certain que cet instant et ce point de vue ne sauraient être choisis trop féconds. Or, cela seul est fécond qui laisse un champ libre à l'imagination. Plus nous voyons de choses dans une œuvre d'art, plus elle doit faire naître d'idées ; plus elle fait naître d'idées, plus nous devons nous figurer y voir de choses. Or, dans le cours d'une passion,l'instant du paroxysme est celui qui jouit le moins de ce privilège. Au-delà, il n'y a plus rien, et présenter aux yeux le degré extrême, c'est lier les ailes à l'imagination (Fantasie). »(7)

L'instant fécond est donc un autre mode de temporalité qui permet à la peinture d'histoire de se déployer narrativement ; mais au lieu que les différents épisodes soient représentés, successivement, ils sont seulement suggérés, et actualisés par l'imagination du spectateur. On comprend alors pourquoi la théorie de Lessing a intéressé les esthéticiens romantiques à l'aube du XIXe siècle, pour qui la subjectivité et l'imagination du spectateur sont primordiaux dans l'expérience esthétique. Les tableaux romantiques, comme ceux de Turner, suggèrent plus une histoire qu'ils ne la racontent.

William Turner, Regulus, Londres, Tate Gallery

Regulus, le consul romain qui est torturé par les Cathaginois pendant la première guerre punique, après avoir été fait libéré, envoyé en émissaire dans son camp, avoir promis de revenir se reconstituer prisonnier, est un exemple antique de fidélité à la parole donnée. Mais c'est moins cette fermeté morale que le supplice qui intéresse le peintre. En effet les Carthaginois découpent les paupières du Romain, l'exposent au soleil pour qu'il se brûle les yeux. Dans le tableau, le soleil brille effectivement de tous ses feux, comme dans le récit, mais nulle trace de Regulus. En fait, tout porte à croire que c'est le spectateur lui-même qui est invité à jouer le rôle du héros malheureux : façon pour Turner d'intensifier son expérience sensorielle et émotionnelle. L'instant fécond représenté est bien celui qui fait participer le plus le spectateur à la fiction picturale(8).

David entre actualité et virtualité

Jacques-Louis David, Les Licteurs ramenant ses fils à Brutus, Paris, Musée du Louvre

On pourrait expliquer de la même façon la tendance, dans la peinture néo-classique, à représenter les moments avant ou après du climax d'une histoire. Jacques-Louis David en est un bon exemple. Plutôt que le combat contre les Curiaces, c'est leSerment des Horaces (1784) qu'il représente, avant le combat. Dans Les licteurs ramenant ses fils à Brutus (1789), le pathétique de l'instant est accentué par la mise en scène lumineuse, les personnages mis en lumière, la mère et les sœurs, étant les plus soumis aux émotions. Mais justement, Brutus est complètement dans l'ombre tout autant qu'impassible, tandis que ses fils, cachés au second plan, ne font qu'arriver dans le champ pictural. David disjoint ici la rhétorique des gestes qui doit exprimer l'intensité des émotions, et un mode d'expression supérieure, celui de la raison et des valeurs républicaines (dont Brutus est le grand représentant), qui ne passe plus par cette rhétorique gestuelle.

Jacques-Louis David, Leonidas aux Thermopyles, Paris, Musée du Louvre

Si L'intervention des Sabines (1799) semble revenir aux grandes scènes de bataille typiques de la peinture d'histoire, le moment choisi par David est précisément celui de la suspension de la bataille. Enfin, dans Leonidas aux Thermopyles (1814), la frontalité impassible du héros et les divers préparatifs annexes auxquels se livrent ses combattants montrent encore un moment « faible » gestuellement et historiquement, avant le combat, mais d'autant plus « fort » virtuellement.

Jacques-Louis David, A Marat, Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts

Il ne faut pas oublier le sous-texte révolutionnaire et napoléonien dans lequel David peint ces tableaux. La virtualité historique que le mode de temporalité qu'il choisit généralement permet a des connotations d'actualité politique d'autant plus évidentes : L'intervention des Sabines en plein Directoire, au moment où les élites dirigeantes risquent de se déchirer, Leonidas pendant les « Cent jours » de Napoléon sont de bons exemples. Il ne faut pas oublier non plus que David a représenté aussi des événements d'actualité peints comme ses tableaux d'histoire antique : Le Serment du jeu de Paume (1791), La mort de Marat (1793), Le Sacre de Napoléon(1807). Représenter l'actualité n'est pas une nouveauté (on l'a vu avec Rubens, et il y a des exemples plus anciens). Mais David n'a plus besoin de travestissement ou d'accessoire dignifiant ses personnages contemporains pour leur faire accéder à l'histoire ; il n'utilise ni le synchronisme d'un Rubens ni l'anachronisme d'un Caravage. Il montre que l'actualité est devenue le mode de temporalité dominant sa peinture, y compris celle qui représente des faits antiques.

Les peintres romantiques et la crise de la peinture d'histoire

Les romantiques, qui se rangent du côté des « modernes », par opposition aux classiques qui se rangent du côté des « anciens », prolongent cet état d'esprit révolutionnaire et cette interprétation « actuelle » du moment fécond.

Francisco Goya, El dos de Mayos 1808, Madrid, Museo del Prado

Le Dos de mayo en Madrid de Goya, qui montre le début du soulèvement des Espagnols contre les troupes d'occupation napoléoniennes et les mercenaires mamelouks en 1808, peint au moment de la chute de Napoléon en 1814, relève de la grande tradition de la batailles historique. Mais pour la première fois c'est la défaite de son propre camp que montre le peintre : les Espagnols à terre, les Français et les Mamelouks à cheval, en position de supériorité – le sens de la bataille est clair. On dit que l'histoire est le récit des gagnants, mais ici, c'est le contraire – ce qui montre une première façon qu'a Goya de prendre ses distances avec l'utilisation traditionnelle de la peinture d'histoire : ce qui compte (la victoire finale des Espagnols contre Napoléon) n'est pas montré, l'Histoire se distingue de sa représentation, seulement capable d'en montrer qu'un épisode, isolé, sans signification générale ou virtuelle.

Francisco Goya, El tres de Mayos 1808, Madrid, Museo del Prado

Le Tres de mayo de Goya, qui célèbre la résistance désespérée des combattants madrilènes, montre, dans un style très différent de David, pourtant la même disjonction entre le drame représenté et la rhétorique des gestes. Si le personnage à la chemise blanche, lumineux, en position de martyr christique, est mis en valeur par la composition et adresse éloquemment son appel désespéré au spectateur, il n'entre plus dans une réseau de relations avec les autres personnages, ses compagnons abattus ou les soldats qui lui font face. La « Pathosformel », pour parler comme Warburg, qu'il incarne ne s'inscrit pas dans la composition de l'historia-tableau, elle lui en fait sortir, en même temps qu'elle le rattache – par jeu de survivance synchronique – à un passé mythique qui le transfigure. En somme, chez Goya, choisir l'actualité comme mode de temporalité privilégiée, c'est montrer comment les acteurs ne maîtrisent plus une Histoire qui les dépasse, c'est montrer au sein même de la représentation leur impuissance à la maîtriser. La composition diachronique du récit, sur laquelle se fondait la peinture d'histoire classique, est disloquée au profit d'une figure isolée qui a, au mieux, une fonction métonymique : le particulier dit le général, la figure dit le groupe.

Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, Paris, Musée du Louvre

En France, Géricault, jeune peintre précoce et brillant, veut faire un coup pour son premier grand tableau au salon : peindre l'événement qui fait scandale en 1817, le naufrage de la Méduse. C'est donc une peinture entièrement fondée sur l'actualité. Il opte pour une démarche de journaliste qui tranche singulièrement avec l'idéalisme néo-classique : il rend visite aux survivants, observe les cadavres à la morgue pour la couleur de la peau etc.

Dans Le Radeau de la Méduse, Géricault ne représente qu'un fait divers mais qui a valeur de symbole, de remise en question du rôle des institutions, de la hiérarchie navale qui conduit à l'iniquité de la situation dans laquelle les pauvres matelots sont tombés. Le tableau d'histoire est en crise pour de bon, tant dans la composition que dans le contenu de la peinture. D'une part, contrairement aux règles classiques de composition, Géricault construit sa scène selon un mouvement centrifuge (fuite vers le fond du tableau des marins qui voient le bateau Argus au loin, symbole de l'espoir ; effondrement au premier plan du père qui tient le corps inerte de son fils dans les bras). D'autre part, en plaçant au sommet de la pyramide humaine un Noir (figure de l'esclave, donc de la liberté), et en donnant au fait divers la dimension d'une peinture d'histoire antique, il renverse les hiérarchies sociales, tout autant qu'esthétiques. Enfin, contrairement à la peinture d'histoire qui s'adresse au spectateur pour l'édifier, les personnages de Géricault lui tournent le dos, comme pour marquer un refus de la rhétorique et de l'adresse au spectateur : leur salut viendra du fond du tableau.

Eugène Delacroix, Les Massacres de Scio, Paris, Musée du Louvre

Delacroix est le peintre qui explore le plus de voies différentes dans la représentation de l'histoire : histoire antique, histoire contemporaine, histoire médiévale. Lui aussi a tendance à privilégier l'actualité sur l'éternel, pour reprendre les termes de Baudelaire, et à dissocier la composition dramatique du contenu pathétique, expressif, de la représentation. S'il est l'un des derniers à faire de la grande peinture d'histoire et à l'explorer dans tous les domaines, c'est en même temps pour la déconstruire.

En 1824, Delacroix représente un événement d'actualité, les Massacres de Scio par les Ottomans sur les Grecs pendant la guerre d'indépendance grecque. Encore une fois, le moment représenté n'est pas le plus dramatique ; encore une fois, il ne représente pas l'histoire des vainqueurs mais celui des vaincus (ici les Grecs, désarmés et au sol, face au cavalier ottoman en posture de victoire). La temporalité de l'actualité renverse complètement les attendus de la peinture d'histoire.

Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale, Paris, Musée du Louvre

De nouveau l'histoire d'un perdant : Sardanapale, roi de Babylone, en révolte contre le roi assyrien Assurbanipal qui l'assiège et le force à se suicider avec tout son entourage. Comme chez David, le personnage principal est inactif : cela fait ressortir par contraste le désordre et l'animation autour de lui. On retrouve cette idée que l'histoire échappe à ses acteurs comme elle échappe dorénavant aux règles de composition classique.

Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple (28 juillet 1830), Paris, Musée du Louvre

La Liberté guidant le peuple de 1830, peint au lendemain de la Révolution de Juillet, montre une autre tentative de Delacroix de traiter l'histoire contemporaine. Mais pour lui donner un sens, il a besoin, comme autrefois Rubens, du recours à l'allégorisation. Ainsi le personnage féminin, dont la beauté idéale du visage, la poitrine dénudée, la cocarde et le drapeau montrent qu'elle est une personnification, intervient sur la barricade comme Minerve devant Marie de Médicis ou sur les champs de bataille de la guerre de Troie. Ce mode de temporalité synchronique, qui mêle ici l'actuel et l'intemporel, montre qu'il est difficile de faire de Delacroix un pur moderne, même si son rapport à l'histoire correspond parfaitement à la définition baudelairienne de la beauté.

  • La modernité, ou comment peindre la contre-histoire

Mais on pourrait dire aussi que c'est la peinture d'histoire elle-même qui a du mal à s'adapter à la modernité. Car quand un grand peintre moderne comme Picasso se lance dans la peinture d'histoire, avec Guernica, il recourt lui aussi à l'allégorisation.

Pablo Picasso, Guernica, Madrid, Museo Nacional Centro de arte Reina Sofia

Le célèbre tableau de Picasso, Guernica, qui s'inscrit dans la filiation de Goya en montrant un épisode de défaite de son propre camp, la destruction de la ville républicaine de Guernica en 1936 par l'armée de Franco et les avions allemands, peut s'interpréter d'abord comme une façon typiquement moderniste de mimer par le traitement pictural du medium le sujet représenté : le traitement disloqué des personnages, imite plastiquement la dislocation réelle des corps des victimes. Mais cette dislocation a un revers constructif : les figures de Picasso deviennent universelles, des symboles de la guerre en général. Picasso sort ainsi du récit historique, comme naguère Delacroix, par l'allégorie. Ainsi les nombreuses sources plastiques de Guernica (la référence à l'Apocalypse du Beatus de Liebana, aux Sabines de David, à Raphael…) renforcent cet aspect universaliste du tableau.

De la Renaissance au romantisme, le sentiment de l'actualité n'a cessé de se renforcer dans le traitement pictural de l'histoire, jusqu'au point où, devenu totalement prévalent avec la modernité, il la mette en crise. L'actualité changeant en permanence, comment donner encore du sens à l'histoire, comment l'inscrire dans une continuité des causes et des effets ? Si l'idéologie du progrès, puis la construction des utopies capitalistes ou communistes ont tenté de donner sens à l'histoire, les peintres modernes, eux, ont plutôt mis en avant l'inquiétude produire par un monde changeant, imprévisible et ont conçu l'histoire comme un récit chaotique. Mais cette tendance à pointer plutôt le désordre que l'ordre ne vient pas de nulle part : elle est l'héritage du romantisme et de son esprit de révolution, et, encore avant, des transformations qui ont affecté la théorie de la peinture d'histoire pendant l'âge des Lumières, alors que les structures politiques, philosophiques et esthétiques de l'Ancien Régime étaient en train de vaciller.

  1. L. B. Alberti, La peinture, § 19, trad. T. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Paris, Seuil, 2004, p. 83.[↩]
  2. L. B. Alberti, op. cit., § 42, p. 151.[↩]
  3. ibidem.[↩]
  4. Par exemple dans D. Arasse, « Andrea Biglia contre saint Bernardin de Sienne : l'humanisme et la fonction de l'image religieuse », dans actes du IIIe congrès d'études néo-latines (Tours, 1976), Paris, 1980, p. 417-437.[↩]
  5. F. Yates, L'art de la mémoire [1966], trad. D. Arasse, Paris, Gallimard, 1975.[↩]
  6. Sur ce point, J. Baschet, L'iconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008.[↩]
  7. G. E. Lessing, Laocoon [1766], trad. Courtin, revue et corrigée, Paris, Hermann, 1990, p. 55-56.[↩]
  8. Je remercie Arnaud Maillet de m'avoir suggéré cet exemple.[↩]

[Mention légale. Cet article écrit le Dimanche 16 juin 2013 et déposé initialement sur le site http://motifs.hypotheses.org/461, est reproduit ici pour en élargir et actualiser la diffusion avec l'aimable autorisation de son auteur.]